# Veille : enthousiasmes de janvier 2023

Nous voici donc dans le premier opus du nouveau format de la veille mensuelle que je propose maintenant depuis… des années ? sur Twitter. Le réseau étant devenu fort inhospitalier, j’ai décidé de rapatrier ici le partage de mes enthousiasmes mensuels. Nous allons voir si je parviens à trouver le bon ton car l’écriture d’un billet de blog n’est pas identique à un “fil” de tweets partageant des liens et des ressources. Première contrainte : établir des catégories pour que l’ensemble soit un minimum lisible, puisqu’à l’inverse du réseau social, cette veille va prendre la forme d’un bloc stable et non de bribes partagées au gré de la remontée dans mes signets. Ce n’est donc pas du tout le même exercice ! Autre difficulté : l’un des plaisirs de la veille est de signaler tout à la fois un point d’intérêt (article, livre, sujet…) et la personne ou le compte qui l’a diffusé. Je me demande comment transposer au format billet : des captures d’écran ? des mentions de noms et prénoms ? Je ne sais pas encore ce qui est le plus confortable à la lecture dans cette tentative de réinscrire ces trouvailles dans la toile qui me les a apportées. Ces précautions prises, j’espère que vous trouverez cependant dans cette liste de quoi butiner des idées de lectures et d’explorations.

Le grand éblouissement du mois m’est arrivé tandis que je préparais un cours d’agrégation¹ Sur recommandation d’une amie, j’ai découvert les cours au Collège de France de Bénédicte Savoy, et je me suis empressée d’acheter son livre sorti la semaine dernière.

J’ai ré-exploré avec elle tout le tournant du XIXe au XXe siècles via l’histoire des musées européens et de leurs “collections africaines” : elle restitue les initiatives des missionnaires, armées, explorateurs, directeurs de musée dans la prédation du patrimoine culturel africain. Son livre – traduction d’un ouvrage datant de quelques années – établit que les demandes de restitution de ce patrimoine spolié par les colons et leurs entourages sont anciennes, quasi consécutives à la spoliation, et très intenses à l’issue des décolonisations. Autrement dit, ce que je me représentais comme un sujet, disons, d’actualité (le débat sur les restitutions depuis 2018) est en fait un problème ancien bien attesté par les archives des musées qui contiennent de multiples demandes de restitution dès les années 1960. J’ai aussi découvert tout un pan sombre de la construction de l’histoire des ethnographes, dont certains se mettent au service des pouvoirs coloniaux en insistant sur le lien entre savoirs et efficacité de la conquête.

En me plongeant dans les revues consacrées aux sociétés africaines, j’ai croisé l’histoire des masculinités au Mali dans un bel article d’Ophélie Rillon qui explore le lien entre vie amoureuse, militantisme et masculinités au Mali des lendemains de la colonisation : « Le politique par l’intime. Histoires d’amour, de masculinités et d’engagements au Mali »² Ophélie Rillon y mobilise en particulier des sources de “l’écriture de soi”.

Parlant d’écriture de soi, je recommande chaudement une autre lecture de ce mois : L’histoire traverse nos peaux douces de Christine Bard, premier volet d’une série d’ouvrages que l’historienne consacre à sa famille. Ce livre est consacré à Jack, son père poète, instituteur et amoureux des fleurs. Les poèmes sont pleinement intégrés à la narration, composant un objet hybride et émouvant, entre recueil, tombeau et biographie historique. C’est aussi un livre de deuil qui s’interroge sur ce que peut l’écriture devant l’absence.

 

Plusieurs entretiens ont retenu mon attention ce mois-ci.

Le premier prend la forme d’un article : Michel Bozon répond aux questions de Baptiste Coulmont et Marianne Blidon et revient sur sa carrière et ses thématiques de recherche. J’ai été frappée en particulier par un passage qui évoque les champs respectifs des études sur les sexualités en France et aux États-Unis. Michel Bozon met le doigt sur une différence qui me gêne souvent dans mes lectures :

Ainsi les sociologues étatsuniens que beaucoup, dont moi, considèrent comme les pionniers contemporains de la sociologie de la sexualité, Gagnon et Simon (Gagnon, Simon, 1973 ; Bozon, Giami, 1999 ; Gagnon, 2008), sont à peu près ignorés des féministes nord-américaines s’intéressant à la sexualité, qui pour une bonne part ne se réfèrent pas à des recherches empiriques et à des études sur les pratiques. La sexualité est affaire de débat théorique dans un vaste champ culturel où se rencontrent les féministes, les théories gaies et lesbiennes et d’autres, mais il y a toujours des difficultés à la penser aussi comme un objet qu’on observe et qu’on étudie empiriquement, avec des méthodes adéquates. Dans le monde anglo-saxon, existe par ailleurs un vaste secteur de recherche avec ses revues et ses sociétés savantes qui s’intitule la sex research, qui mêle à la fois des sexologues, des psychologues et des médecins qui travaillent sur la sexualité, des spécialistes de santé publique, des praticiens de recherches empiriques. Il en résulte une coupure très dommageable entre un débat politique et théorique sans données et des discussions sur des données empiriques sans politique.

Genre, sexualité et société – Automne 2010 – Entretien avec Michel Bozon

Le second est un entretien de Malika Rahal sur Retronews dont le titre avait retenu mon attention : « il y a toujours, dans les familles, une personne qui se sent responsable de l’histoire familiale ». Travaillant en ce moment – de loin en loin entre deux obligations pédagogiques – sur les questions d’archives familiales “ordinaires”, je suis très intéressée par ce qu’elle dit des récits familiaux et de leur construction :

On assiste donc à l’émergence d’histoires plus intimes, plus familiales, plus locales, notamment des histoires d’enfances. On s’aperçoit aussi que les familles se sont fabriquées leurs propres récits de la guerre, en accumulant ici et là des bribes de savoir.

Malika Rahal, Carte Blanche, Retronews, décembre 2022

Enfin, en des temps de défense de notre système de retraites, j’ai bien aimé lire Claire Lemercier sur La Poste, “le service public universel par excellence, l’un des éléments clés de la construction nationale (…) premier service public qui sera présent dans tous les villages.” – je n’ose pas suggérer la lecture de Nicolas Jounin pour compléter.

Sinon, j’ai observé avec intérêt :

• Le magnifique projet Chromotope sur le “tournant chromatique” du XIXe siècle et l’entrée dans un monde en couleurs ;
• Le podcast “Naufragés” en quatre épisodes qu’on a envie d’écouter blottie sous la couverture avec un tilleul ;
• La liste de d’articles et ressources collaboratives sur ChatGPT et l’intelligence artificielle, dans laquelle piocher pour se documenter (transmise par Frédéric Clavert) ;
• Le très chouette livre de Fanny Bugnon et Pierre Fournié, Le sexe interdit. La sexualité des Français et sa répression qui propose un parcours dans les archives de l’histoire des sexualités ordinaires, proposant à la lecture et l’analyse des pièces inédites qui parleront aussi bien aux chercheur(e)s qu’aux enseignant(e)s ;
• L’interview de Sarah Gensburger sur les mémoires collectives. J’ai découvert en particulier l’existence des mémoires “écologiques” et les premières commémorations de glaciers disparus ;
• Le compte-rendu d’un livre qui m’intéresse beaucoup : Claire Richard, Des mains heureuses. Une archéologie du toucher (Seuil, 2022)

 

Bonnes découvertes et à très bientôt !

Caroline

1. Si, si, ces cours sont souvent l’occasion de passionnantes lectures hors de nos champs thématiques, contrainte de la question de programme oblige ! [↩]
2. Politique africaine, 2021/1-2 (n° 161-162), p. 99-118. DOI : 10.3917/polaf.161.0099 [↩]

---

---